Bertrand

Aloysius Bertrand (1807-1841). Né dans le Piémont en 1807. Sa famille s'installe à Dijon en 1815. En 1830 il prend parti pour la révolution.  Il tente, en vain, de publier ses "bambochades" dès 1829. Gaspard de la Nuit ne sera publié qu'en 1842, un an après sa mort.
 

 

Un rêve

Il était nuit. Ce furent d'abord, – ainsi j'ai vu, ainsi je raconte, – une abbaye aux murailles lézardées par la lune, une forêt percée de sentiers tortueux, – et le morimont grouillant de capes et de chapeaux.
Ce furent ensuite, – ainsi j'ai entendu, ainsi je raconte, – le glas funèbre d'une cloche auquel répondaient les sanglots funèbres d'une cellule, – des cris plaintifs et des rires féroces dont frissonnait chaque feuille le long d'une ramée, – et les prières bourdonnantes des pénitents noirs qui accompagnaient un criminel au supplice. Ce furent enfin, – ainsi s'acheva le rêve, ainsi je raconte, – un moine qui expirait couché dans la cendre des agonisants, – une jeune fille qui se débattait pendue aux branches d'un chêne, – et moi que le bourreau liait échevelé sur les rayons de la roue. Dom Augustin, le prieur défunt, aura, en habit de cordelier, les honneurs de la chapelle ardente; et Marguerite, que son amant a tuée, sera ensevelie dans sa blanche robe d'innocence, entre quatre cierges de cire.
Mais moi, la barre du bourreau s'était, au premier coup, brisée comme un verre, les torches des pénitents noirs s'étaient éteintes sous des torrents de pluie, la foule s'était écoulée avec les ruisseaux débordés et rapides, – et je poursuivais d'autres songes vers le réveil.
 

Les doigts de la main

Le pouce est ce gras cabaretier flamand, d'humeur goguenarde et grivoise, qui fume sur sa porte, à l'enseigne de la double bière de mars.
L'index est sa femme, virago sèche comme une merluche, qui dès le matin soufflette sa servante dont elle est jalouse, et caresse la bouteille dont elle est amoureuse.
Le doigt du milieu est leur fils, compagnon dégrossi à la hache, qui serait soldat s'il n'était brasseur, et qui serait cheval s'il n'était homme.
Le doigt de l'anneau est leur fille, leste et agaçante Zerbine qui vend des dentelles aux dames et ne vend pas ses sourires aux cavaliers.
Et le doigt de l'oreille est le Benjamin de la famille, marmot pleureur, qui toujours se trimballe à la ceinture de sa mère comme un petit enfant pendu au croc d'une ogresse.
Les cinq doigts de la main sont la plus mirobolante giroflée à cinq feuilles qui ait jamais brodé les parterres de la noble cité de Harlem
extrait de  Gaspard de la nuit.
 

Bibliographie:

Fernand Rude, Aloysius Bertrand, Seghers, 1971
Chronologie de Gaspard de la nuit, présentation de Max Milner, Gallimard, coll. « Poésie », 1980.
Louis Bertrand, Gaspard de la nuit : Fantaisies à la manière de Rembrandt et de Callot, avec une notice de Sainte-Beuve (1842, posthume)
Louis Bertrand, Gaspard de la Nuit, édition de la Sirène, 1920. L’édition en son temps a fait l’objet d’une recension par André Breton reprise dans Les Pas perdus.
Louis Bertrand, OEuvres complètes, éditions Champion, 2000.
 
Lire les repères biographiques sur le site de l'Association pour la mémoire d' Aloysius Bertrand.
 

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